Trois observations me semblent pouvoir introduire ces réflexions.
1. Depuis le mouvement social 1995 en France, de nouvelles formes d’engagement et de moblisations collectives y ont vu le jour. Pour certaines entre elles, on peut parler de nouvelles formes politiques.
2. En même temps, le séisme du 21 avril 2002 fut révélateur du déficit structurel de réponses politiques à gauche. Les manifestations de la jeunesse indique sa capacité de réagir, d’affronter l’intolérable mais aussi son refus – malgré une vague d’adhésions aux partis de gauche - d’engager de façon durable un combat lié aux structures, aux partis politiques.
3. 2003 n’est pas une répétition 95. Face à une offensive néolibérale d’une toute nouvelle gravité, prise de conscience s’opère dans les profondeurs de la société qu’il ne s’agit pas de dégradations ponctuelles (retraites, décentralisation), mais d’une volonté politique d’organiser le passage vers une autre organisation de la société Dans les sondages, les questions sociales reviennent, loin devant les questions de sécurité, à la première place dans les préoccupations Les enseignants occupent un rôle ‘ferment’ dans ce processus. Confrontés de près depuis des années aux nouvelles fractures sociales et leurs conséquences compromettant parfois l’exercice même de leur métier, subissant le renoncement de la socialdémocratie de défendre les principes de l’égalité favorisée par la république et le service public, les enseignants ont accumulé des savoirs en matière de société et de politiques ainsi que des colères profondes et argumentées ce qu’ils mettent aujourd’hui de façon très constructive à la disposition des parents, d’autres professions, de la société. Au fond, il ne s’agit pas seulement de grève ; un mouvement citoyen se fait jour et cherche ses formes de développement, d’existence non corporatistes, il travaille à formuler ses questions, à dépasser le vide en matière d’alternatives.
Le mouvement social, le mouvement alter-mondialiste suscitent de façon nouvelle des questions politiques fondamentales.
Cette contribution se concentre sur quelques caractéristiques des mouvements, du processus des Forums sociaux et la nouvelle subjectivité politique qui semble y émerger.
Fin d’un cycle et nouvelle subjectivité politique
Toutes les organisations de tradition ‘mouvement ouvrier’ en Europe sont en crise, 20 ans après le début de la crise du mode de production fordiste, et après 10/15 années d’offensive néolibérale déstructurant profondément les sociétés, les modèles sociaux et politiques en Europe. Toutes les forces de gauche connaissent érosions, épuisements, perte de forces vives, voir explosent confrontées aux évolutions du capitalisme contemporain, exigeant déréglementation (donc perte d’assises et de légitimité des organisations du mouvement ouvrier), priorité absolue au marché (financier), ayant de plus en plus recours à des ‘réponses’ autoritaires, de droite extrême et populiste, guerrières, minant la fonction de la politique et aussi le droit international, le système de relations internationales né après 45. Parmi les érosions celle du modèle traditionnel du militantisme fondé sur des appartenances sociales stables, pyramidales qui ont marqué le modèle de production fordiste et imprégné les organisations du mouvement ouvrier (voir Vakaloulis).
La socialdémocratie européenne tentant une ‘3e voie’ et des arrangements avec le néolibéralisme connaît des échecs significatifs, parfois une crise profonde comme en France.
Les partis dits ‘de transformation sociale’ sont en difficulté pour renouveler leur analyse du capitalisme et des contours de l’affrontement de classe, se situer par rapport à la globalisation, pour rebâtir leur projet politique, leur stratégie, leur rapport au mouvement social, aux organisations de la société civile, à la jeunesse.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à la fin d’une période politique : lorsque au milieu des années 90, presque partout en Europe, des gouvernements de (centre) gauche sont arrivés au pouvoir, il y avait une attente d’autre chose, de plus qu’une simple alternance, dans un contexte de profonds bouleversements en rapport avec la globalisation. Elle fut profondément déçue. La droite, favorisée par des fractures sociales, démocratiques, …. a su se remobiliser, souvent radicalisée sous l’influence de la droite extrême populiste. Celle-ci, dans un contexte de systèmes politiques sans perspectives de changement, pouvait se déployer à travers le continent. Cette droite là est un des visages du nouveau capitalisme impitoyable dans sa modernité, produisant de nouvelles formes de domination, autoritaires, xénophobes, divisant les classes dominées.
Les évolutions dans le sens du capitalisme flexible modifient également les conditions et formes de l’action collective. En raison des nouvelles formes de domination du capitalisme, le combat émancipateur recherche également une nouvelle réponse, du local au global. Le changement des paradigmes de politique économique et social en faveur du néolibéralisme conduit à des divisions au sein des classes dominées, de désolidarisations ce qui permet dans la suite le démantèlement de protections collectives et de structures publiques. La gestion des entreprises et du travail est profondément transformée, avec de nouvelles formes de surexploitation (à l’échelle mondiale) de la force de travail. Une onde de choc -conséquence de la déstructuration du travail salarié - traverse nos sociétés, produisant non seulement fractures, éclatements, mais aussi un sentiment massif d’impuissance. En raison des nouvelles formes de domination du capitalisme, les résistances, la recherche de bâtir une contre-offensive prend également des contours nouveaux (mouvement ‘altermondialiste’) ; le combat émancipateur recherche également une nouvelle réponse, du local au global.
L’émergence de nouveaux potentiels de contestations et luttes, de nouveaux acteurs, de nouveaux contenus, de nouvelles formes politiques, parallèlement à l’amplification de la crise (94/95) et les mises en cause de la pensée libérale, constituent l’autre volet de la fin du cycle politique.
En France se sont développés ou constitués dans la suite de 1995 de nouveaux acteurs – souvent autour d’enjeux spécifiques - tels que DAL (Droit au logement), Droits devant ! !, trois associations contre le chômage - AC !, APEIS, MNCP – ainsi que les Marches Européennes contre le chômage, les syndicats SUD/G10, la Confédération paysanne, la Marche (mondiale) des femmes, les Etats généraux de la culture, les Collectifs des Sans papiers, Ras l’ Front (contre le FN), des Médias alternatifs, mais aussi des lieux d’élaboration, de réflexion entre chercheurs et acteurs comme Espaces Marx, la fondation Copernic, de nouvelles revues…
Avec ATTAC est née une entité plus complexe. Constituée dans le cadre de la lutte naissante contre la ‘mondialisation’, s’appuyant sur la longue tradition et l’ancrage du Monde diplomatique, initiée par un groupe de ‘fondateurs’ dont les représentants de grandes organisations (par exemple la CGT, la FSU, le CRID), c’est une association revêtant un caractère plus globalisant qui combine des activités d’éducation populaire, d’intervention citoyenne (des campagnes) et l’expertise critique (Conseil scientifique). Il ne s’agit ni d’une ONG, ni d’une association spécifique (uni-sujet, comme le DAL, Ras le Front..), ni d’un embryon de parti politique, ni d’un syndicat. En plus de ses propres activités, ATTAC devient souvent un pilier dans des constructions telles que les forums sociaux (des dizaines se créent localement en France) autour duquel d’autres organisations peuvent s’agglomérer pour inventer des cadres de coopération.
ATTAC a progressivement élargi son champ d’intervention, à partir de la lutte phare pour la taxe Tobin pour intervenir maintenant sur pratiquement toutes les questions sociales et culturelles telles comme que l’éducation, la santé, les retraites.
Son ‘Manifeste’ publié lors d’une assemblée avec 6000 participants au Zénith en vue des élections 2002 revêt le caractère d’un programme politique, sa destination n’étant pas de fonder une candidature, mais de peser ainsi – par l’élaboration ‘d’un socle minimum de mesures soumises clé en main aux partis politiques’ (B.Cassen) - sur les orientations des forces politiques se présentant aux élections. L’échec de cette ambition du point de vue de la présence des thèmes portés par ATTAC dans la campagne et du point de vue des résultats des élections a été reconnu.
Dans la même période ont été organisées par les syndicats les premières Euro-manifs, Euro–grèves. Un lent processus réduisant progressivement la distance entre ‘ancien’ et ‘nouveau’ sujet politique s’amorce. Pendant des années, lors des différents contre-sommets (ex . Lyon, Prague), les manifestations furent séparées avec d’un côté les syndicats et de l’autre ‘le mouvement’, les rapports étant très tendus. Lors du FSE de Florence, un pas a été franchi surtout lors de la manifestation réunissant mouvements et syndicats, alors que la coopération au sein du FSE restait difficile compte tenu des hésitations de la CES et du rejet de ses représentants par des syndicalistes d’extrême gauche. Ce n’est que tout récemment que la CES a déclaré sa décision d’être partie prenante du deuxième FSE en novembre 2003 (Saint Denis/Paris) ce qui correspond à la volonté très clairement affirmée des organisateurs français et va de pair avec des évolutions récentes dans différents pays européens (France, Autriche, Italie…) où les luttes sociales actuelles voient se rapprocher, dans un effort commun et dans le cadre de nouvelles mobilisations citoyennes, ‘mouvement’ et syndicats. Ces coopérations inédites permettant d’élargir les rassemblements constituent des encouragements pour toutes les composantes du mouvement et ceux qui le regardent avec intérêt et favorisent de nouvelles dynamiques. Une véritable dynamique créatrice de nouvelles convergences semble s’installer en France de sorte que les luttes dans leur diversité – retraites, décentralisation, culture – sont de moins en moins perçues comme relevant de ‘revendications’ spécifiques, voire corporatistes mais comme des enjeux de société et dépassant largement les catégories sociales activement en lutte. La confrontation autour de la ‘réforme’ de la Sécurité Sociale envisagée à l’automne par le gouvernement Raffarin, après un été ponctué de rendez-vous de luttes (Larzac en août..), montrera à quel point les capacités de rassemblement notamment entre privé et public auront grandi.
Pour l’émergence du mouvement alter-mondialiste, Seattle 99 a constitué un tournant. Depuis les années 90, un processus de mobilisations est en cours avec la constitution de nombre d’ONGs de lutte (les caractéristiques de ONGs dont nous parlons sont à préciser, ce champ est traversé d’enjeux d’émancipation mais aussi de domination, de lobbying…) ; les conférences initiées par la société civile parallèlement aux grandes conférences de l’ONU sur environnement, femmes, social, racisme ; les contresommets au moment des réunion des G7, FMI, OMC etc. La rencontre ‘inter-galactique’ au Chiapas (1996) indique la volonté de mises en réseaux de luttes multiples dont celles des peuples indigènes. Un élargissement des forces engagées, une nouvelle efficacité sont atteints avec Seattle. Dans la lutte contre l’AMI, un premier succès est obtenu. Un véritable travail citoyen en lien avec des réseaux mondiaux et une forte mobilisation en France à laquelle participent le PCF et les Verts ont permis une modification des rapports de force.. Cette dynamique diversifiée permet d’obtenir une décision positive du gouvernement Jospin de sortir des négociations.
Forums et mouvements
Avec la création du Forum social mondial en 2000 conçu au départ comme Anti -Forum mondial économique (Davos), une nouvelle qualité est atteinte qui permet de dépasser son origine de ‘anti’ pour devenir un lieu de travail d’une toute autre qualité. Le FSM repose sur une volonté commune d’organisations brésiliennes (CUT, MST, milieux progressistes de l’église, ONGs…) partagée par la gauche progressiste issue de la lutte populaire contre la dictature. Porto Alegre, où s’engage avec la ‘démocratie participative’ une expérience inédite, initiée par la volonté politique du Parti de Travailleurs (PT) stimulant une nouvelle qualité de l’intervention populaire, devient un lieu de rencontre et de rayonnement..
La dynamique du FSM a permis de vastes rassemblements au sein du forum de Porto Alegre auquel s’agglomèrent d’autres forums plus spécifiques, ceux des syndicats, des juges, des parlementaires, de l’éducation, des psychiatres et psychanalystes, les assises contre la privatisation de l’eau, les assises mondiales pour la paix, la marche mondiale des femmes … Les forums sont devenus des moments de rencontre des mouvements sociaux du monde entier. S’y rencontrent également pour travailler ensemble les chercheurs et acteurs d’inspiration marxiste, les militants partageant une visée communiste/socialiste (selon les pays et traditions).
On peut considérer qu’aujourd’hui, avec le mouvement en essor à travers le monde, une chance historique s’est ouverte depuis 1989 qui rend possible la rencontre, le dépassement de clivages entre forces sociales de différents courants et traditions : mouvements de peuples du Sud et forces anticolonialistes, de solidarité avec le tiers monde, différentes composantes du mouvement ouvrier, féministes, écologistes, consommateurs, mouvement pour les droits de l’homme, croyants, pacifistes, mouvements de paysans... En Europe, un des enjeux majeurs constituent maintenant la rencontre, la coopération entre ‘ancien’ et ‘nouveau’ sujet politique, entre forces de longue tradition et nouveaux acteurs sociaux, nouveaux mouvements pour affronter - dans la diversité ET ensemble - toutes les dominations, aliénations, exploitations dans le monde.
Ce n’est pas un hasard, si le mouvement avance aujourd’hui dans le cadre des ‘forums’. Il s’agit là d’une forme ouverte, souple, permettant une rencontre de forces très diverses et historiquement divisées ou nouvelles, une connaissance mutuelle, un travail commun construit par la confrontation des idées et expériences. C’est un cadre qui a en commun la volonté de lutter contre le néolibéralisme et la guerre (Charte du FSM de Porto Alegre), qui ne cherche pas à prendre des décisions ou délibérations communes en tant que Forum, tout en créant un cadre commun permettant également aux mouvements et forces constituées d’élaborer et suivre les campagnes et mobilisations décidées par eux. Cette dynamique conduit aujourd’hui à une phase de décentralisation du FSM qui se décline sur les continents et parfois sur des problématiques plus spécifiques (Palestine, Amazonie, Méditerranée..).
L’articulation entre le processus des forums sociaux et mobilisations et campagnes des mouvements sociaux fait débat. Les deux dynamiques sont liées, complémentaires mais ne sont pas, ne peuvent pas être identiques. Si les mouvements cherchent à rassembler autour de plates-formes, élaborer des positionnements politiques précis dans l’actualité, mobiliser sur la base de mots d’ordre, les forums constituent des espaces ouverts, intégratifs, favorable aux besoins d’élaboration, de confrontation et de dépassement de clivages entre ses différentes composantes qui ont en commun l’opposition contre le néolibéralisme, la guerre et le racisme. Les deux dynamiques n’ont pas les mêmes contours, mais se nourrissent mutuellement ce qui doit être favorisé par une organisation du travail adapté à ce besoin lors des différents moments du FSE. (voir Whitacker, Cassen, CIF)
Lors des réunions des mouvements, le débat porte fréquemment sur la question de structures plus permanentes, de coordination mais aussi sur le risque que toute coordination trop centralisée pourrait entamer la diversité et la capacité d’élargissement du mouvement.
Par certains mouvements, la question est aujourd’hui posée si le lieu ’forum’ (qui ne prend pas de décision, qui ne cherche pas à devenir lui-même ‘mouvement’) ne serait pas dépassé par la maturation ‘du mouvement’ qui pourrait en quelque sorte prendre le relais. Une appréciation plus mesurée du mouvement ne surestimant pas son ampleur et ne sous-estimant pas ce qui est à faire du point de vue de l’élargissement indispensable des mobilisations, des obstacles à surmonter pour obtenir des résultats du point de vue social, politique, idéologique ne peut que déboucher sur l’option de développer le processus des forums puisqu’il s’agit là d’une dynamique favorisant le développement des luttes, des idées, des mouvements, mobilisations et convergences.
Avec le FSE dont la première édition s’est tenue à Florence s’est créé pour la première fois un véritable espace citoyen européen dans lequel des forces très diverses ont pu commencer un travail en commun dont une des grandes leçons réside dans le fait que la jeunesse peut se retrouver dans une telle façon de faire de la politique.
Pourquoi un tel succès, pourquoi ça marche ? Au moment où il reste difficile de ‘faire bouger des choses’, où s’épuisent les modèles sociaux et politiques traditionnels en Europe, avec tous les risques de droites autoritaires et extrême que cela comporte, la réponse semble résider dans l’articulation entre deux aspects. Au départ, c’est une énorme ambition :’Un autre monde est possible, il faut changer l’Europe’! Ensuite, c’est une méthode inédite de construction. Les deux étant inspirés, stimulés par le processus de Porto Alegre. La ‘base commune’ n’est pas la recherche d’un projet, d’une visée, mais le sentiment partagé que ce monde-là, nous ne le voulons pas. De là découlent ensuite recherche d’initiatives, réflexions, rassemblements, alternatives…. Avec le FSE, un cadre totalement inédit a été créé, lié à aucune institution existante, ni à l’agenda des puissants (comme cela fut le cas dans les débuts du mouvement, les différents contre-sommets…). Crée dans le mouvement, le forum produit lui même du mouvement. C’est un lieu créé de toutes pièces, avec des matériaux pour une part déjà existants, mais générant – et c’est essentiel – bien plus que la simple addition de ces mobilisations et forces. Ainsi, Florence est devenu le plus grand congrès citoyen européen, un congrès d’un nouveau type et très politique : il fera date. Je reprendrais bien ici l’idée que nous sommes au début d’un nouveau cycle politique qui nécessite et rend possible de nouvelles constructions.
Pour le FSE 2003 à Saint Denis/Paris commence à se dessiner la volonté d’élargir en direction du féminisme, de la population de la Région parisienne, du monde du travail, des migrant-es. La problématique consiste à faire de cette rencontre européenne un forum populaire.
Un récent séminaire de réflexion sur le mouvement organisé par plusieurs association a montré la lucidité des acteurs du FSE au sujet de la base sociale bien trop limitée du processus. Il nous manque en France 20 millions de personnes pour pouvoir réaliser ce que nous voulons faire, disait Bernard Cassen, juste à la veille des luttes actuelles. L’effort visant à élargir les bases sociales importe d’autant plus qu’existe le risque de reproduire les divisions dans les sociétés. Lors de la construction des forums apparaît régulièrement le problème de la place qui sera donnée, aux préoccupations des différentes composantes qui semblent davantage s’additionner les uns aux autres que de s’articuler autour d’un même enjeu, alors que s’exprime en même temps fortement l’exigence de ‘transversalité’, à l’opposée d’une atomisation des questions au sein même du FSE.
Dans le contexte d’une vaste offensive néolibérale se voient divisées, mises en concurrence différentes catégories sociales (exclus, migrants, salariés précaires, salariés à statut, du privé, du public, générations, mais aussi peuples du Sud et du Nord, peuples de l’ouest et de l’est de l’Europe…). Dans le débat programme du FSE, les différentes ‘catégories’ portent leur exigence d’y voir intégrées une à une ‘leur’ problématique (les chômeurs doivent pouvoir parler du chômage, les exclus de l’exclusion, les salariés des droits des salariés, les migrants des droits des migrants, les artistes de la culture alors que les besoins de progresser en termes de ‘nouvelle civilisation solidaire’ demanderait de pouvoir parler ensemble du chômage, de l’exclusion, du travail, de droits pour tous et de la culture ; et puis de dégager des objectifs, des campagnes. A noter que le projet initial d’une ‘Assemblée des femmes’ s’est transformé dans un travail commun en ‘Assemblée pour les droits des femmes’.
Démocratie, participation, pluralisme
Avec le processus des forums sociaux s’organise un nouvel espace public, porté par des initiatives, réseaux, mobilisations diverses. Une nouvelle forme politique, hors institutions, hors partis politiques, hors système représentatif. C’est un lieu créé de toutes pièces, lié à aucune institution existante, ni à l’agenda des puissants. Pour parvenir à de tels premiers résultats, il a fallu inventer un nouveau mode de construction. Hors traditions de la représentativité, ce qui nécessite de progresser non par la recherche de majorités dans les assemblées, mais le débat, la confrontation, la recherche à chaque étape d’accords possibles (tout en sachant que ‘la vie’ tranchera des questions…) sans éviter les thèmes qui fâchent. Ainsi devient-il possible de créer un cadre acceptable, accepté permettant le début d’un véritable travail à travers le continent (Est, Méditerranée, Proche Orient compris). L’espace ainsi créé reflète en quelque sorte le niveau de consensus atteint, on le constate avec le choix des thèmes des conférences décidées en commun lors des assemblées. En même temps, les séminaires et ateliers auto-organisées par les délégations permettent de pousser des sujets, des thématiques, de faire progresser le socle commun du savoir, des revendications et propositions. Ce n’est évidemment pas une formule magique qui pourrait permettre de balayer les difficultés entre citoyens, militants progressistes, syndicats, mouvements ou encore de dépasser la crise de la politique, mais visiblement, elle permet un développement assez rapide de dynamiques réelles.
L’émergence de nouvelles formes d’organisations tels que les réseaux, collectifs, ONGs, forums etc. soulève des questions singulières en terme de maîtrise démocratique. Hors des chemins de la démocratie représentative, délégataire, différentes formes de légitimité s’y développent. Parfois, ce sont les ‘fondateurs’ qui maîtrisent pour l’essentiel le pouvoir de décision comme c’est le cas à ATTAC-France.ce qui heurte fréquemment les adhérents. Ailleurs, c’est en fonction de leur implication réelle que les forces en présence déterminent le jeu. Pour certaines ONG, l’activité de lobbying prédomine et régit la vie de l’organisation. Dès qu’est visée la mobilisation la plus large, le mode de travail repose avant tout sur des méthodes inclusives, l’élaboration de consensus pouvant rassembler toutes les forces disponibles ce qui suppose des formes de travail en étapes permettant que s’expriment les désaccords et que s’engage la recherche de convergences, d’initiatives communes..
Ainsi, l’instance qui décide en dernière instance du FSE est l’Assemblée de préparation européenne et en France le Comité d’initiative français.
La diversité des acteurs engagés, leur conscience de la fragilité des processus, leur exigence démocratique constituent une garantie contre des instrumentalisations, des prises de pouvoir unilatérales, l’auto-désignation de leaders ou porte-parole ; les consensus réalisés à chaque étape reflètent en quelque sort le niveau de ce qu’il est possible d’entreprendre en commun à un moment donné. Chaque organisation engagée est à la fois co-constructrice d’un cadre commun et partie prenante du débat de fond pouvant se déployer dans ce cadre.
L’internationalisation du processus de POA avec les forums continentaux, locaux et thématiques soulève de tout nouveaux problèmes de coordination, de pilotage, de coopération, de démocratie que le Conseil International – créé au départ par les organisateurs brésiliens pour s’adjoindre en quelque sorte des ‘conseillers’ – a du mal à concevoir et maîtriser. Comment travailler la cohérence du processus sans centraliser les décisions, glisser vers des pouvoirs concentrés ? Comment garder à l’échelle du monde le processus ouvert tout en étant capable d’organiser le travail. Comment composer ce CI de façon démocratique sans avoir recours à un système de type représentation qui ne peut être aujourd’hui le mode de délégation dans le mouvement ?
Des pratiques délégataires aux assemblées générales
Dans toutes les luttes, on assiste à une exigence plus grande de démocratie qui se traduit notamment par la généralisation des ‘Assemblées générales’. Les tout dernières évolutions mettent à nouveau sur le devant de la scène l’action dans les entreprises et services, les organisations syndicales. Là également, un nouveau rapport entre individu / collectif, entre salarié / syndicat apparaît comme constitutif d’une nouvelle force de mobilisation. Lors des grèves, la pratique des assemblées générales a pris le dessus, et les syndicats et syndiqués y interviennent comme les non-organisés. L’utilité des syndicats se réalise dans ce cadre par la qualité des arguments, des informations, des propositions et la capacité de les faire partager. Ce ne sont pas les organisations qui décident, qui ‘guident’, mais les participants au mouvement.
Certains organisations syndicales ont relevé, depuis quelque temps, le défi du renouvellement de leur stratégie et pratiques. Ainsi, un tel redéploiement soulève des exigences de saut qualitatif dans le fonctionnement démocratique interne, de nouvel équilibre dans la composition sociale des organisations en fonction du développement du salariat, un nouveau rapport aux forces engagées dans les mobilisations et luttes. Les luttes actuelles révèlent en effet publiquement un syndicalisme renouvelé dont les militants se sont fait à des pratiques plus ouvertes, notamment celle des assemblées générales, consultations du personnel, modes d’action favorisant de nouvelles solidarités (voir Vakaloulis, Weber, Tovar).
Si depuis 1995, on rencontre FSU e SUD comme composantes actives du ‘nouveau mouvement social’, du mouvement alter-mondialiste, la CGT a maintenant non seulement gagné une nouvelle capacité de construire et mobiliser dans les entreprises et dans la société, elle s’engage également dans le processus des Forums sociaux, et cela à un moment où la société française est traversée par des luttes sociales dans lesquelles convergent différentes composantes jusqu’à présent plutôt isolées les unes des autres dans une sorte de vaste ‘mouvement citoyen’ fait de grèves, manifestations de toutes sortes, initiatives, rencontres et de débats inédits.
Nouveaux espaces de la citoyenneté
Les espaces de luttes s’élargissent au sein des sociétés et ont tendance à dépasser les frontières. Pour la première fois depuis longtemps, le mouvement citoyen se saisit directement des enjeux mondiaux (Massiah). La citoyenneté se définit en extension, à l’échelle européenne, mondiale, sans pour autant lâcher sur les enjeux nationaux. L’exercice de la souveraineté au niveau ‘transnational’ ne peut être délégué aux seuls gouvernements les questions des pouvoirs se posant à toutes ces échelles. D’où la recherche de construire des mouvements, des cohérences de luttes, des réseaux, des solidarités, des nouvelles formes d’internationalisme, des forums alternatifs à l’échelle des continents et du monde. D’où la volonté de non seulement peser sur les politiques gouvernementales mais également celle des institutions internationales. D’où le besoin de trouver des réponses nouvelles aux enjeux de démocratie dans ce contexte. D’où l’exigence de construire, à l’échelle européenne, à l’échelle mondiale, en coopération avec les mouvements émancipateurs, des forces de gauche transformatrices.
Simultanément avec ce processus se développent au niveau local des expériences de démocratie participative – le contenu de ce concept et à préciser face à un usage souvent abusif et démagogique – revitalisant la cité dans un esprit d’ouverture sur le monde, avec le concours de nouveaux acteurs que sont, dans une posture militante, certaines municipalités et collectivités locales.
Ce travail de construction d’un FSE s’avère d’ailleurs plus complexe que le FSM de Porto Alegre compte tenu de sa plus grande proximité des pouvoirs qui sont plus denses, plus intégrés dans l’Union européenne, plus proches qu’à l’échelle mondiale. En raison de la place, de la responsabilité de l’Union Européenne dans le monde, il n’est pas aisé de répondre aux questions que propose de traiter le FSE : Quelle Europe pour – tous – les peuples européens ? Quelle Europe pour un autre monde ?
Les orientations que prendra ‘l’Europe’ dépassent de loin les seuls peuples européens. En surmontant sa crise, en donnant un nouveau sens à l’intégration du continent, cet ensemble pourrait devenir un moteur en faveur de logiques démocratiques, de nouveaux rapports de forces dans le monde. Selon la vision que l’on peut avoir de l’UE, de la nécessité d’une intégration zonale, de la possibilité ou non de réorienter le sens de la construction européenne, les approches ne seront pas les mêmes. Mais justement, le Forum social européen se définissant comme un lieu de travail, ouvert, non délibératif permettra ainsi l’échange entre forces très différentes.
La question sociale en Europe a aujourd’hui tendance à dépasser les frontières. Les luttes actuelles contre le démantèlement des systèmes sociaux en Europe combattent à la fois les décisions gouvernementales et volontés patronales dans les différents pays et aussi les orientations impulsées par la commission, la BCE, le pacte de stabilité, les lobbysmes patronales européennes. En même temps grandit l’espoir que l’espace européen puisse permettre d’atteindre la masse critique pour inverser les rapports de force.
De ‘anti’- à ‘alter-mondialistes’
A ses débuts, l’expression ‘anti-mondialiste’ était utilisée non seulement par ses adversaires mais le mouvement lui-même. Les confrontations idéologiques, la présence parfois d’approches ‘souverainistes’ (les droites populistes et extrêmes dénoncent le ‘mondialisme’) ont obligé le mouvement de préciser ses combats : il ne s’agit pas d’une opposition à l’internationalisation des échanges, de l’économie, mais à la structuration extrêmement inégalitaire du monde entier selon les objectifs du capitalisme dans sa phase actuelle, à tout ce qui, dans les processus de globalisation du capitalisme financier des deux dernières décennies, accentue et élargit exploitation, domination, aliénations, tend à soumettre à la marchandisation toutes les activités humaines, produit de la militarisation et des guerres. Parallèlement se sont développées dans le mouvement non seulement les rassemblements de résistances mais aussi des formes nouvelles de travail sur des propositions alternatives.
Les campagnes pour l’annulation de la dette, la campagne pour la remise en cause de l’OMC, la campagne pour la réforme des Institutions financières internationales, la campagne de contestation des marchés financiers et pour la taxation des transactions constituent l’ossature de ces mobilisations de plus en plus en convergence auxquelles s’ajoutent d’autres initiatives telles que celles pour le droit international et contre l’impunité, pour la liberté de circulation des personnes, pour l’égalité des genres, pour la lutte contre le Sida, pour les libertés et contre les atteintes aux droits de l’Homme. (voir Massiah qui donne un aperçu très complet du mouvement).
Les événements du 11 septembre ont confronté le mouvement à de nouveaux défis, pour opposer à une vision mortifère de guerre de civilisations une perspective de dialogue des civilisations sur la base de la reconnaissance de leur diversité, de leur richesse. L’utilisation de ‘la guerre’ comme élément structurant de leur domination par les Etats Unis a nécessité du côté du mouvement un élargissement de son champ d’intervention en faisant de la lutte contre la guerre et la militarisation des relations internationales un nouvel aspect de son activité. C’est dans le cadre du FSE et du FSM que s’est construite l’ambition d’organiser une journée mondiale de manifestations contre la guerre conduisant aux résultats inédits du 15 février.
De premiers résultats ont été obtenus dans un travail d’éclaircissement de la mondialisation, notamment en distinguant les logiques contradictoires, l’internationalisation des échanges et la globalisation capitaliste. Par le travail de désignation des responsabilités dans les politiques de globalisation, le sentiment de fatalité et d’impuissance a reculé et ouvert un mouvement d’espoir s’exprimant dans l’idée ‘un autre monde est possible’ et produisant une floraison d’idées et propositions qui s’enrichissent à l’occasion des différents contre-sommets, forums et conférences internationales. Une nouvelle coopération entre acteurs et chercheurs se développe et commence à peser sur les institutions de recherche et le débat intellectuel (Massiah).
Sur un grand nombre de sujets essentiels, des prises de conscience peuvent être relevées parmi les acteurs dans la dernière période, par exemple :
- Nous sommes confrontés à l’émergence de ‘l’empire’ en remplacement des impérialismes nationaux et de la soumission du Sud par eux;
- La dimension miliaire devient fondamentale et organique à l’exploitation au niveau mondial : la guerre comme élément fondamental de légitimation et de l’action de l’Empire.
- Il y a une tendance à l’unification des moyens d’oppression, une tendance à la propagation de réponses autoritaires, à l’émergence d’intégrismes.
- Des formes criminelles en matière économique et politique se diffusent, des zones de non-droit se développent, le tout en conformité avec les intérêts des USA.
- Des populations de pays voire continents entiers sont laissés à l’abandon, avec comme conséquences démultiplication de catastrophes et traumatismes, aggravation des inégalités, exode de la misère, conflits ‘ethniques’.
- Pillage des ressources, écrasement par la dette l’emportent sur développement durable et coopération.
- Le pilotage par les puissances de l’argent y compris des institutions internationales contredit la maîtrise collective, démocratique des enjeux planétaires ce qui rend des solutions positives respectueuses des hommes et de la nature pratiquement inaccessible.
- Avec la transformation du rôle de l’Etat, il y a prédominance des logiques du ‘privé’, dislocation des structures publiques, des liens sociétaux
- Entrent en scène des firmes transnationales, de nouveaux lobbies construisant de nouveaux rapports aux pouvoirs, aux forces politiques.
- La marchandisation s’étend à tous les domaines de l’activité humaine ; tout ‘progrès’ en matière scientifique, technologique, informatique est instrumentalisé en faveur des logiques capitalistes accompagnées d’une profusion d’idéologies ‘de la modernité’ brutales, ségrégatives, antisolidaires.
Sur d’autres aspects, le débat au sein du mouvement reste peu développé et difficile :
- La gestion des entreprises et du travail est profondément transformée, avec de nouvelles formes de surexploitation (à l’échelle mondiale) de la force de travail. Une onde de choc - conséquence de la déstructuration du travail salarié - traverse nos sociétés, produisant non seulement fractures, éclatements, mais aussi un sentiment massif d’impuissance.
- Le changement des paradigmes de politique économique et social (crise du mode de production fordiste) conduit à des divisions au sein des classes dominées, de désolidarisations ce qui permet dans la suite le démantèlement de protections collectives et de structures publiques.
Le mouvement est davantage marqué par la critique des marchés financiers que celle du mode d’accumulation ce qui se reflète dans la difficulté de rapprochement entre mouvement et syndicalisme (voir Redaktion Sozialismus 6/2003)
Ces déficits sont à la base de difficultés de construction du mouvement même où le volontarisme ne suffit pas pour dépasser des divisions et oppositions. Un des enjeux semble alors résider en la capacité de distinguer les différentes causes des phénomènes de crise tout en développant une analyse cohérente de l’ensemble des aspects du ‘capitalisme flexible’ et de sa globalisation de nature à aider à comprendre le sens profond de la multitude, de la multiplication des résistances, d’en percevoir les potentiels de cohérence, de quoi elles sont porteuses en terme de projet libérateur.
Dessiner les contours d’une civilisation solidaire
Face aux profondes divisions générées par le capitalisme contemporain qui traversent les classes dominées, nos sociétés et le monde, qui offrent un boulevard à des approches politiques de type libéral mais aussi de type populisme de droite (extrême), le défi pour les forces transformatrices consiste à faire prendre corps à un projet de civilisation solidaire de justice et de paix. Civilisation solidaire (Löwy/Betto) face au capitalisme flexible, comme principe régissant – du local au mondial - les sociétés, le monde. Edgar Morin propose de travailler dans l’espace mondial à une nouvelle visée : ‘l’anthropolitique’.
Des aspects d’un tel projet transformateur – en termes de contenus et de méthodes- commencent à se dessiner. C’est autour d’une ligne directrice, celle du respect des droits – dans leur universalité - que la visée alternative se construit, à travers de réformes radicales, de régulations de l’économie et des échanges à partir du respect des droits, des droits civils et politiques autant que des droits économiques, sociaux et culturels. L’idée grandit que seulement la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme peut fonder le droit international. Ainsi, à partir de tels principes se construisent des objectifs de la transformation sociale : la redistribution internationale des richesses ; le droit international et la possibilité de recours pour les citoyens ; le contrôle démocratique des instances de régulation ; la co-responsabilité entre le Nord et le Sud ; la subordination de la logique des marchés aux respects des droits de l’Homme (Massiah).
Le mouvement alter-mondialiste est lui aussi traversé de débats dont les termes épousent un arc comprenant des options très diversifiées (régulations d’accompagnement du capitalisme, réformes radicales et transformatrices, de positions anti-capitalistes, visions libértaires..) Depuis le premier FSM de Porto Alegre en janvier 2001, la dénonciation du ‘capitalisme’, l’exigence d’anti-capitalisme n’ont cessé de se propager au sein du mouvement ce qui permet de tenter l’hypothèse que l’essentiel de sa dynamique provient de l’articulation entre résistances contre le néolibéralisme, la guerre, le racisme (les mots d’ordre de Florence) et la recherche en matière de réformes radicales, transformatrices.
Il s’agit d’un projet à la construction duquel la pensée d’inspiration marxiste peut pleinement contribuer. Projet qui nécessite la constitution – là aussi du local au mondial - d’une gauche transformatrice, diverse et dynamique pour laquelle le communisme renouvelé peut constituer un ressort, un apport considérable. Projet de nature à pouvoir rassembler celles et ceux que les politiques libérales divisent dans chaque pays, entre Nord et Sud. Projet pouvant favoriser la cohérence entre les indispensables luttes sociales et politiques multiples. Projet de nature à articuler le social, l’économique et le politique, les luttes contre la globalisation capitaliste, la guerre, les droites populistes et extrêmes. Projet ouvrant une véritable alternative au ‘sociallibéralisme’.
Mouvement et politique : Vers une nouvelle co-responsabilité ?
Depuis 1995, le rapport ‘mouvement – politique’ est récurent dans le débat français (voir Espaces Marx, Actes du Colloque ‘dynamiques sociales, dynamiques politiques’, 1999).
Le processus des forums sociaux est profondément politique et se développe au moment où la déshérence des partis politiques s’accompagne de nouvelles formes d’engagement politique, de ‘nouveaux modes de sociabilité’ (Benassyag)
Un des débats traversant la préparation de tous les forums sociaux est bien la place des partis politiques. Le refus de toute instrumentalisation ou récupération est largement partagé. Ce qui pose problème, c’est la place des partis politiques dont les choix politiques sont en phase avec celles des forces porteuses des forums. Si de nombreux militant-es politiques sont investis à différents titres (élus, militants associatifs, animateurs de réseaux…) dans la construction des forums et campagnes, les partis en tant que structures ne sont pas admis parmi les organisateurs (Charte de Porto Alegre). C’est sans doute un passage obligé pour permettre une maîtrise citoyenne des processus de construction, pour garantir l’autonomie de ces nouvelles formes politiques alternatives.
Si le mouvement altermondialiste se situe très clairement dans le champ politique, il se tient à une distance très explicite vis à vis de tout ce qui touche aux pouvoirs et par conséquent aux partis politiques y compris de ceux dont des militants font partie des acteurs du mouvement.
L’enjeu est bien la refondation de la politique, du politique dans une démarche marquée par une exigence participation d’une toute nouvelle ampleur. ‘Politique – bien commun’ s’intitulait le séminaire proposé à Florence par Transform ! et ses partenaires et suivi par près de 3000 personnes.
Ainsi à Florence, les initiatives à ce sujet, les moments de ‘dialogue entre mouvement et forces politiques’ ou encore le séminaire organisé par Espaces Marx avec des partenaires européens sur ‘partis, mouvement : politique – bien commun’ ont rassemblé beaucoup de monde. Un certain nombre de constats peuvent être faits. La déshérence des partis politiques s’est accompagnée de nouvelles formes d’engagement politique, de ‘nouveaux modes de sociabilité’ Le mouvement social ne s’arrête pas à la porte de la politique, ne se trouve pas hors champ de la politique. Dans sa grande majorité, ses composantes ne revendiquent pas de se passer de politique. D’où l’impossibilité de vouloir être, en tant que parti politique, traduction politique du mouvement, porte-parole, relais ou débouché. Il est devenu inconcevable de vouloir hiérarchiser les rapports entre mouvement et forces politiques. Un nouveau rapport est à construire.
Même si elle (encore) peu discutée publiquement, la question de l’enjeu pour le mouvement de gagner en force politique, de gagner de la force politique est posée. Le choc du 21 avril en France a mis cette question en relief. Les expériences d’autres pays comme les résultats électoraux en décalage avec des mobilisations puissantes (ex. Argentine, Espagne) nourrissent les questionnements. Mais force est de constater que le décalage entre le développement de mouvements dans nombre de pays européens et les données politiques avec l’installation de droites extrêmes et populistes au cœur des systèmes politiques est peu interrogé et commenté dans des espaces tels que le FSE.
Il ne s’agit pas de la constitution d’une gauche mondiale’ (Wallerstein), mais de travailler de nouveaux rapports entre mouvement social et structures politiques en dépassant les séparations entre social et politique, la ‘division de travail’ qui réservait aux partis politiques le monopole de l’expression de la volonté politique (voir Martelli). L’élaboration d’un projet alternatif, transformateur n’est pas non attribué prioritairement à des partis politiques. Des nouveaux lieux se créent rapidement à travers le monde dont la fonction n’est pas seulement l’addition de résistances, la conception de campagnes mais également la mise en commun de savoirs, d’analyses, d’expériences dans une volonté d’élaborations alternatives et anticipatrices.
Comme le proposait dans une contribution très écoutée François Houtard à Florence, ce qui serait à viser serait plutôt un nouveau partage de responsabilité, une coresponsabilité entre tous ceux qui se situent dans le combat émancipateur, ce qui suppose des évolutions dans les partis concernés et dans les mouvements. Ainsi par exemple les critères à prendre en compte pour décider de la possibilité pour les forces politiques de participer activement ou non dans les forums sociaux devrait être ceux des contenus, des positionnements, pratiques, visées des différents acteurs et non la forme. Aller dans le sens d’une telle coresponsabilité suppose le développement de nouvelles formes de démocratie, de citoyenneté, de participation, de nouvelles formes d’articulation entre démocratie représentative et directe.
Un nouveau type de réponse, peut-il venir du mouvement lui-même ? N’est-ce pas aux partis de transformation sociale de tenter des démarches inédites en se rénovant eux-mêmes et en renouvelant leur conception des rapports avec les différents acteurs, mais aussi avec les pouvoirs. En précisant leur critique des réalités à dépasser et en redéfinissant leur vision de la transformation sociale ?
Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconstruction d’une ambition de politique transformatrice, en faveur d’une civilisation solidaire. L’anticapitalisme ne débouche pas automatiquement sur le concept de dépassement du capitalisme, d’un post-capitalisme, il a besoin d’une vision alternative de civilisation ; des processus de transformation sont à construire par des forces diversifiées. Et c’est là, dans ce dialogue, dans cette imbrication que le communisme peut regagner une nouvelle force, une nouvelle efficacité, une toute autre présence et utilité.
Pour des partis politiques participant aux mobilisations altermondialistes et forums sociaux, ces réalités sont complexes. Si la Charte de Porto Alegre interdit aux partis politiques d’être organisateurs des forums, cela ne les empêche pas d’y participer sous forme de soutien. En fonction des réalités nationales et locales, du rapport entre organisations du mouvement et certains partis politiques, des liens que des partis peuvent entretenir avec le mouvement, les situations varient. Parmi les forces constitutives des forums sociaux s’activent un grand nombre de militants politiques - ce qui ne réduit en rien l’exigence majeure que c’est le mouvement qui doit pleinement maîtriser ses choix – et cette expérience produit en retour des secousses au sein des partis..
Il est évident que pour un parti comme le PCF – à la fois impliqué dans les institutions et gestions du local au national et en même temps partie prenante des mouvements et mobilisations – l’émergence d’une nouvelle culture politique n’est pas aisée. Marqué profondément par des traditions autoritaires, d’origine stalinienne, étatistes, fordistes et antiféministes, imprégné également par des pratiques institutionnelles, il est secoué par des exigences d’une nouvelle qualité de démocratie, de reconnaissance de l’individu, de capacité de travail de façon horizontale y compris au-delà des frontières, en réseau et en lien avec d’autres collectifs et organisations. Au stade actuel, le nombre de militants communistes qui s’impliquent à différents titres directement dans le mouvement progresse ce qui, en retour, bouscule les modes et pensée et de fonctionnement au sein du PCF.
En tant que parti politique, le PCF ne peut se contenter comme l’ont choisi la plupart des composantes du ‘mouvement’ de travailler à des ‘contrepouvoirs’, mais il doit viser la modification de rapports de force et la transformation des pouvoirs, y compris au sein des pouvoirs et institutions, sans pouvoir compter pour cela, actuellement, sur un soutien du mouvement social lui-même qui se refuse en général à se confronter à ces enjeux.
Le cheminement de la LCR pose une autre problématique. Les militants de ce parti se sont engagés, dès le milieu des années 90, dans la construction du mouvement social, souvent étant à l’origine de création de nouvelles organisations, mouvements, réseaux, syndicats alternatifs. Leur reconnaissance résulte davantage de leur activité en tant qu’animateurs du mouvement que de représentants d’un parti. Le vote Besancenot aux élections Présidentielles d’avril 2002 peut être interprété pour un certain électorat davantage comme un vote ‘mouvement social’ (constitution de contre pouvoirs) que comme un vote pour un parti politique (l’exercice de pouvoirs). Dans cette hypothèse, la relative réussite de cette candidature électorale ne permet pas d’en déduire le début d’un nouveau rapport entre mouvement et pouvoir politique.
Les Verts, ou plutôt certaines de leurs composantes, participent aux mobilisations et forums sociaux, les soutiennent dans les assemblées électives sans qu’une véritable stratégie de construction durable ne puisse être identifiée.
D’énormes défis sont posés au mouvement. Que deviendra le décalage actuel en Europe entre mobilisations et déficit de résultats politiques, pire : l’installation de droites populistes et extrêmes ? Les dynamiques nouvelles, contribueront -elles à dépasser les déficits et crises des forces de gauche ? Les luttes, gagneront-elles suffisamment en force pour obtenir des résultats, notamment là où il y a extrême urgence, pour empêcher la guerre, l’anéantissement du peuple palestinien ? Que deviendra le mouvement, que deviendront les partis de transformation sociale, quels seront les rapports entre eux ? Un début de dialogue entre mouvement et partis politiques s’est engagé autour de la question de ‘politique – bien commun’. Il devra, pour progresser, dépasser les formes parfois trop ‘meeting’ pour produire un véritable travail citoyen. Il faudra aller plus loin dans la confrontation et construction d’idées, davantage mettre au centre les contenus en dépassant les stratégies trop partisanes, traditionnelles de certains, non pour reculer sur les enjeux politiques mais pour mieux les traiter. Si on peut constater que la question du rapport au capitalisme, de sa contestation devient omniprésente, centrale, différents types de réponses s’affrontent : réguler ? comment ? dépasser ? comment ? Régulations d’accompagnement ? Régulations de dépassement ? Pour avancer, il faudra bien parler encore mieux et plus intensément des ‘choses qui fâchent’ en développant idées et expériences. Est également posée en permanence la question de l’autonomie, de l’indépendance du forum : elle se gagnera moins par des règles formelles que par la diversité, l’ouverture, la reconnaissance de l’engagement, la transparence de la préparation par des formes réellement nouvelles, participatives, démocratiques.
Bibliographie
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-Espaces Marx, Dynamique sociale et politique, Actes du colloque, Paris 1999
-Löwy, Michael/ Betto, Frei, Zivilsation der Solidarität, Supplement ‘Sozialismus’, 3/2002
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-Martelli Roger, Contribution à l’atelier de la RLS des 12/13 décembre 2002
-Observatoire des mouvements de la société, Cahier n°9 - Quels sont les contours actuels du militantisme ? Analyses et expériences ; Journée d’étude 11 janvier 2003
-Redaktion Sozialismus, Bewegung und Politik, Sozialismus 2/2003
-Sommier Isabelle , Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation ; Paris 2001
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-Vakaloulis Michael, avec Tony Andréani, Refaire la politique Paris 2002
-Whitacker, Chico, Notes pour le débat sur le FSM, février 2003